Le paysage et le flot mouvant des multitude

La question du paysage dans sa représentation, telle qu’elle est posée par l’œuvre d’Akira Kugimachi est une manière d’interroger les liens entre le cosmique, le minéral, le végétal et l’humain, une manière de re-voir la nature du paysage.

La peinture d’Akira Kugimachi nous plonge dans ce « flot mouvant des multitudes » qu’évoque Charles Baudelaire dans la dédicace de ses Paradis artificiels. Son œuvre se présente de manière particulière à la lisière de l’infinité mouvante des éléments de la nature et de la permanence de la nature elle-même qu’elle s’est donnée pour tâche de retranscrire. La peinture vient ainsi occuper un espace que l’histoire de la peinture de paysage en Occident avait laissé ou oublié en insistant sur les liens entre la constitution du paysage et le regard humain, en le théorisant.

Il y a des liens intimes entre le paysage et la théorie philosophique, depuis l’ascension du Mont Ventoux par Pétrarque jusqu’aux théories romantiques de la position de l’homme dans le paysage comme figuration de la transcendance. Mais il y a aussi, de manière concomitante des liens intimes entre la notion de paysage et la peinture, le paysage naissant en quelque sorte de sa figuration picturale. La nature ou le pays devient paysage lorsqu’il est mis à distance, cadré au milieu d’une nature plus ou moins chaotique, lorsqu’il est représenté, vu à distance par l’expérience esthétique. Le paysage est comme un fragment de nature constitué par notre regard, un regard esthétisé ou esthétisant, dans la mesure où il y a dans l’invention du paysage en même temps l’invention d’un regard esthétique sur le monde, parce que distancé de l’objet de son attention. L’invention du paysage est aussi l’appréciation de la faculté imageante du regard et de son aptitude à transposer le monde en image, dans une représentation fragmentée. Ce qui est engagé dans la vision-contemplation du paysage, c’est la position dans l’espace et dans le temps. La peinture est un fragment à la fois de la spatialité et de la temporalité.

Si le paysage est toujours lié – à tout le moins dans l’esthétique occidentale depuis le XVIIIème siècle - à l’expérience humaine, c’est que la fabrique du paysage est considérée comme un acte esthétique, voire artistique, fait par l’homme, par un homme qui pense et analyse le monde à partir de sa position. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Georg Simmel en 1913 dans un texte intitulé « Philosophie du paysage » : « Le paysage au sens artistique naît lorsqu’on prolonge et purifie de plus en plus le processus par lequel le paysage au sens commun se dégage, pour tous, de l’impression brute qu’on a des choses de la nature prises en détail. Ce que fait l’artiste – soustraire au flux chaotique et infini du monde, tel qu’il est immédiatement donné, un morceau délimité, le saisir et le former comme unité qui désormais trouve en soi son propre sens et coupe les fils la reliant à l’univers pour mieux les nouer à soi (…) »[ii] <#_edn2>

Ce qui rend si intéressante la peinture d’Akira Kugimachi, c’est justement qu’elle parvient en mêlant de multiples influences à voir ou même à revoir le paysage comme nature. Ici, il est plus question de retrouver des éléments d’une nature originelle qui irait au-delà de la représentation moderne. La nature est alors comme dé-paysagée (si l’on m’autorise ce syllogisme) pour retrouver une sorte de permanence (pour ne pas dire origine) des éléments constitutifs du paysage. Et ce que fait Akira Kugimachi, à travers un processus qui relève tout autant du prélèvement de réel que d’une abstraction de la forme naturelle, est bien de « soustraire au flux chaotique et infini du monde » une image. La peinture vient apparaître, vient naître d’une transformation ; c’est dans ce double mouvement que s’inscrit ce travail de peinture : entre une sorte de prise directe de la matière, avec la matière et une capacité d’abstraction toute théorique. Ainsi apparaissent sur ces surfaces si denses et si mates du papier de riz froissé (sorte de condensé de matière) des émergences lumineuses dans un espace indéterminé. Les Waves, dont on comprend en lisant le titre qu’elles renvoient à un univers aquatique sont pourtant aussi bien faites de pierre ou de terre, comme entrant, pénétrant dans la matérialité des éléments. Et le travail que fait le peintre dans la recherche de matériaux particuliers - papier de riz et pigments minéraux fabriqués avec des éléments de la nature (par exemple ce blanc laiteux et nacré des Lightscapes fait à partir de coquillages) - participe de cette matérialité.

Ce qui est donné à voir, dès lors, dans ces Waves ou dans ces Lightscapes, c’est une manière de voir, de comprendre, de pénétrer à l’intérieur du monde. Les tableaux sont une vision quasi radiographique des éléments naturels dans un espace indéterminé : ni cosmogonique, ni aquatique, ni chtonien et pourtant tout cela à la fois. Dans le même temps – et la question du temps est essentielle ici – l’œuvre contient en elle l’idée du renversement possible, ce « flot mouvant des multitudes » : la vision peut se renverser, les vagues sont aussi bien des reliefs montagneux vus du ciel.

L’œuvre est constituée de ce mélange des éléments : grains de lumière, reliefs vus d’en haut, vagues ou montagnes nocturnes vues du ciel, ciel lui-même, ciel de nuit, cosmos ou profondeurs aquatiques. Ce mélange est lui-même un renversement d’un certain mode de représentation. Akira Kugimachi ne regarde ni ne représente un monde vu derrière une fenêtre, cadré et mis à distance par une vision esthétisée ; il se place au milieu du visible, au milieu des choses. « Ces renversements, ces antinomies sont diverses manières de dire que la vision est prise ou se fait du milieu des choses »[iii] <#_edn3> écrit Merleau-Ponty dans son dernier ouvrage consacré à la peinture de Cézanne, à cette peinture de paysage qui n’était déjà plus du paysage mais une manière de voir et de penser l’espace et le temps.

Dans la peinture d’Akira Kugimachi, la notion de distance et de déplacement à l’œuvre dans l’expérience esthétique du paysage est reconsidérée, c’est une distance autre. Ce n’est pas que le regard n’est plus séparé de ce qui est donné à voir, c’est qu’il se place autrement, à la fois au milieu des choses et y introduisant une distance, créant de la distance dans ce milieu des choses. Il s’agit d’une position non spectatoriale, dans la mesure où le point de vue est pris du milieu des choses, ce qui signifie ne pas les regarder depuis une fenêtre, entrer dans la distance et la rendre visible, en tant que distance, en tant que cadre, s’y inscrire ou s’y installer. Les tableaux d’Akira Kugimachi s’inscrivent dans la distance, mais ne mettent pas à distance, ils sont en quelque sorte la distance. Ils jouent sur les transpositions possibles, les permutations possibles qui sont celles, en quelque sorte de la matière : haut et bas, horizon(tal) et vertical.

C’est la confrontation de deux modes de vision. Pour le dire vite, l’un occidental, c’est-à-dire perspectiviste, l’autre oriental, moins linéaire temporellement, s’autorisant une multiplicité de points de vue, une vision dé-shorizontalisée. Le contraire du paysage moderne (celui d’un Caspar David Friedrich), mais s’y référant, s’y apposant en quelque sorte.

Il semblerait qu’Akira Kugimachi considère le paysage dans sa vision fondatrice : une abstraction, une fonction sensorielle qui met l’homme en rapport avec le monde extérieur par l’intermédiaire de la lumière. Il s’agit d’un vision dé-romantisée du paysage. Landscape – lightscape : combinaison/transformation du pays qui fait le paysage et de la lumière. Le land se transforme en light. L’espace (au sens de terre, de pays) se transforme en lumière. Ainsi, ce qui fait la peinture de paysage – ce qui fait la peinture tout court, c’est la lumière. Dès lors, ainsi que l’écrit Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit, « la lumière est retrouvée comme action à distance, et non plus réduite à l’action de contact »[iv] <#_edn4> , qui n’éclairerait que des objets depuis un point de vue, une source unique.

Cette lumière qui révèle, qui dévoile, qui fait apparaître les reliefs et qui ouvre l’étau de la vision, qui écarte les pans de la vision comme ces bandes noires des trois Waves noires qui entourent une vague et dont on ne sait si elles s’écartent ou se resserrent autour de la vague, de ces reliefs de vague qui sont comme les plis du temps.

Le processus utilisé par Akira Kugimachi de papier de riz froissé puis défroissé vise à mêler, à l’intérieur du tableau, la distance, la lumière et le temps. Le tableau devient un espace possible pour que l’instant et l’infini coïncident et nous renvoie à la notion d’infini telle qu’elle est développée par Gilles Deleuze à travers l’image et l’idée du pli, plis et replis du temps, pliure du tissu, des images, des drapés baroques, infinité de la matière, division infinie des parties. « La matière-pli est une matière-temps »[v] <#_edn5> écrit Deleuze dans Le pli.

Les œuvres d’Akira Kugimachi sont comme une explosion de la lumière en infinies parties dans un espace noir et infini, rejouant sans cesse l’affinité de la matière avec la vie.

Sally Bonn (Philsosophe)

Juillet 2006

[i] <#_ednref1> Dédicace des Paradis artificiels de Charles Baudelaire : « Tu verras dans ce tableau un promeneur sombre et solitaire, plongé dans le flot mouvant des multitudes (…)»
[ii] <#_ednref2> Georg Simmel, « Philosophie du paysage » in La tragédie de la culture, Paris, Rivages, 1988, p. 235.
[iii] <#_ednref3> Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Folio Essais, Gallimard, Paris, 1964, p. 19.
[iv] <#_ednref4> Maurice Merleau-Ponty, ibid, p. 59.
[v] <#_ednref5> Gilles Deleuze, Le pli, Edition de Minuit, Paris, 1988, p. 10.