J’aurais pu le peindre pendant toute ma vie…Ere Erera Baleibu Izik Subua Aruaren (1968 1970, 75 min) revendique la durée pour la couleur. Non seulement parce que son auteur, José Antonio Sistiaga, a voulu y inscrire l’instant (son geste, l’aspersion des encre), le moment (en faisant sécher la pellicule sous le soleil brûlant du pays Basque en été, de midi a quatorze heures) et la permanence (caractère itératif du film, qui aurait pu ne jamais s’arrêter); mais surtout, parce qu’il s’agit d’un long métrage entièrement consacré aux dynamiques formelles du pigment. Selon ses dires, José Antonio Sistiaga avait un projet plastique opposé à celui de Norman Mc Laren : avec la même technique, celle de la peinture directe sur pellicule, il voulait produire une image « qui se tienne droite, qui se maintienne dans l’écran, pas une image qui disparaisse vers le haut ou vers le bas ». La strate temporelle concrète du défilement ainsi élidée, le temps ne dérive plus que des évolutions qualitatives de la couleur. Ces évolutions trouvent leur aire au sein d’un dispositif spatial à trois termes : la tension uniforme du fond blanc, surface énergétique qui porte les couleurs à ébullition, ne cesse de revenir sous forme de réserve pour les trouer, les perforer, les faire éclater comme des bulles et les disperser alentour ; le all-over palpitant, tellement over qu’il s’avère all-beyond, José Antonio Sistiaga ayant peint l’entièreté de la pellicule 35 mm et non pas seulement son espace programmatique ; l’expansivité chromatique, déterminant la nature des formes visibles, selon un répertoire qui admet l’ensemble ouvert des déformations recevables autour d’une figure primitive, celle de la goutte. Cercle, ovale, sphère, flaque, macule et éclat miroitant en manifestent les occurrences dominantes ; atome, pastille, graine, haricot, cellule, caillou, lave, les principales tendances métaphoriques, dont José Antonio Sistiaga, qui ne les a pas voulues, aime cependant à constater la fertilité dans l’esprit de ses spectateurs, comme l’effet naturel et contagieux des syntaxes de propagation qui oeuvrent dans son film. Toujours polychrome même lorsqu’il n’est que bicolore (par exemple, en ouverture, jaune et blanc) à cause d’un pailletage noir qui salit les images puis devient sujet dans la partie noire et blanche, Ere Erera…déploie la couleur selon des conflits dont l’observation privilégiée détermine le découpage du film en séquences, correspondant à autant de méditations plastiques. Dans le simultané ou dans le successif, les conflits spatiaux classiques trouvent leur régime temporel : vide et plein se développent naturellement en évidement et remplissage (voir comment un grand ovale rassemble les énergies chromatiques pour se constituer, absorber le fond et devenir planète des couleurs) ; net et flou deviennent aspersion et dispersion (effet synchrone de pluie venue du hors champ et de bombardement depuis le centre de l’écran dans la première séquence) ; point et plage s’enrichissent en simplicité et complexité (la couleur comme forme franche ou ensemble parcouru de diverses forces) ; dessus et dessous, couche et sous couche, fond et figure s’analysent en rejet ou absorption ; tramage et essaimage ne sont plus que des moments dans des plastiques de vibration ou de bouillonnement ; volume et réserve débordent en apparition et effacement (sur le grand ovales, le contour est traité tantôt en tracé tantôt en fantôme) ; all-over et centrage se transposent en inassignable de la teinte ou pôle chromatique organisant encore le plan. Mais Ere Erera…invente aussi des dialectiques de couleur strictement temporelles : ainsi, le maintien et la métamorphose (passage insensible ou non d’un conflit dominant au suivant), la conductibilité et la rigidité de la teinte (capacité du jaune à s’étirer le long d’une séquence qui ne le concerne pas, capacité finale du rouge à absorber son autre, le blanc comme le noir), la variation et le devenir (démontage de la couleur en nuances ou aventures de la teinte dans la discontinuité des bouillonnements chromatiques, flaques, soupes, magma, brisures : bruissement cinétique de la couleur) D’un mot, qui ne rend pas justice à la richesse de ce travail, on dira que, fondamentalement, la couleur ici est traitée en projectile. Et José Antonio Sistiaga de définir l’objectif que celle-ci doit atteindre : « que les gens aient soif, et qu’ils brûlent. »

Nicole Brenez

La couleur en cinéma, Couleur critique

Cinémathèque française - 1995